Déclaration de M. Dominique de Villepin, Premier ministre, pour le 62ème anniversaire du massacre d'Oradour-sur-Glane, Oradour-sur-Glane le 10 juin 2006.

 

Monsieur le ministre, cher Hemlaoui Mekachera,

Monsieur le maire d'Oradour-sur-Glane,

Mesdames, Messieurs les élus,

Monsieur le préfet,

Chers amis,

 

C'est un honneur pour moi d'être aujourd'hui parmi vous, à Oradour-sur-Glane. Et c'est avec beaucoup d'émotion que je prends la parole devant vous, après avoir parcouru une nouvelle fois les rues du village dévasté. Beaucoup d'émotion, mais aussi beaucoup de respect et d'humilité : s'il est juste que l'Etat s'associe à la commémoration d'une tragédie gravée dans la conscience de tous les Français, rien ne saurait combler le vide et le chagrin que vous ressentez chaque jour, vous qui êtes les gardiens du deuil et de la mémoire.

 

Aujourd'hui ce qui me vient à l'esprit devant vous, c'est un souvenir d'enfance : car on retrouve toujours les lieux familiers à travers le premier regard que l'on a posé sur eux. Ce souvenir est lié à ma mère. Chaque année nous venions en vacances dans le Limousin, où se trouvent mes racines. Nous traversions les villages aux abords, Veyrac, Peyrilhac, Javerdat, Saint Junien, Cieux, mais jamais nous n'allions jusqu'à Oradour. Car quelques heures après le massacre, ma grand-mère puis ma mère s'étaient rendues sur place : elles avaient vu, et ce qu'elles avaient vu elles pensaient que des yeux d'enfants ne devaient jamais le voir.

 

Ce n'est que plus tard, à 7ans, que mes parents m'ont emmené à Oradour. Ils m'ont fait faire le chemin que j'ai parcouru avec vous, ce chemin de douleur et de mémoire. Car la cendre et la pierre disent mieux que les livres la blessure qui fut infligée ici à des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants, et à travers eux à toute notre nation, à tout notre peuple. Les murs calcinés, les maisons éventrées disent mieux que les discours le supplice vécu par tout un village, où le temps se figea un matin du mois de juin, il y a soixante-deux ans, alors que la guerre touchait à sa fin, alors que les premières villes françaises commençaient à être libérées. Jamais je n'oublierai l'accablement, la peine et la révolte que j'ai ressentis la première fois que je suis venu à Oradour-sur-Glane. Ce sentiment, je l'ai retrouvé intact il y a quelques instants, aussi vif, aussi insupportable que ce premier jour où j'ai franchi le seuil de votre village.

 

Je me souviens aussi que malgré la désolation et l'horreur on pouvait imaginer la vie à Oradour. On pouvait deviner des voix, distinguer, dans l'embrasure des portes, à travers les fenêtres, les visages et les silhouettes de ceux qui, en cette matinée du 10 juin, s'apprêtaient à passer une journée comme les autres. Ces visages et ces voix ils habitent le témoignage des survivants, comme celui de Mme LANG, qui vit passer le cortège des écoliers gagnant le champ de foire et qui dit : « J'entends encore le bruit des petits sabots de ces pauvres gosses frappant la chaussée ». Tous les rescapés du massacre parlent du fracas des armes et de l'incendie : « Tout brûle à présent dans Oradour ! On entend le claquement sec des tuiles qui tombent et le bruit plus sourd, des poutres qui s'effondrent. » Un autre, qui échappa à la tuerie de la grange Laudy, nous dit : « Un grand bruit ; un ordre ; et puis ça commence à tirer de partout. Etendu, j'attends. Tout le monde tombe sur moi. Puis tout cesse. Plus personne. Plus de bruit. Rien. » Je veux avoir une pensée pour ceux qui, comme Marcel DARTHOUT ou Robert HEBRAS qui sont aujourd'hui parmi nous, comme tous les autres qui ont survécu à l'horreur, ont eu le courage de témoigner pour faire vivre le souvenir des victimes. Je n'oublie pas votre prédécesseur, Monsieur le Maire, Paul Désourteaux qui s'offrit en sacrifice avec sa famille, son frère Jacques et ses enfants. Je n'oublie pas ce jeune lorrain réfugié ici qui s'échappe de l'école de garçons et traversa la Glane à la nage.

 

Ces témoignages, ils nous parlent aussi de votre douleur, de cet immense chagrin que rien ne saurait apaiser. Alors comment partager ce que vous éprouvez, lorsque vous pensez au martyr de vos parents et de vos grands-parents, à la détresse des hommes persécutés jusque dans les champs et exécutés sans pitié dans les granges, à la terreur des femmes et des enfants regroupés dans l'église dévastée par les flammes ? A vous qui vivez jour après jour avec le fardeau du souvenir et la présence muette des ruines, je veux simplement dire mon affection et la fraternité de tous les Français.

 

Notre nation n'a pas oublié le crime d'Oradour, comme elle n'a pas oublié celui de Tulle. La France se souvient de ses enfants massacrés ici comme dans d'autres villages, dans la tourmente des années de guerre. Elle se souvient aussi du déshonneur du Vel d'Hiv, de Drancy et des rafles. Elle se souvient de tous les résistants qui ont payé de leur vie leur combat pour la liberté et qui ont gardé sous la torture le courage du silence. Silence des enfants, silence des mères, silence des résistants, c'est à vous que la Nation rend hommage aujourd'hui.

 

Et parce que nous n'oublions pas ces blessures, qui sont nos blessures, nous pensons aussi aux enfants de Guernica, de Lidice, de Varsovie et d'ailleurs. Nous pensons aux malades de l'hôpital de Vukovar, nous pensons à Srebrenica, à toutes ces villes et à tous ces villages dont les populations civiles ont succombé à la folie des nationalismes et des fanatismes. Car il n'y a pas de guerre innocente : chacune s'accompagne de vengeances, de représailles, de sauvageries contre les plus vulnérables. Je sais qu'aujourd'hui vous pensez à ces hommes, à ces femmes, à ces enfants victimes de la haine et de la lâcheté. Je sais que c'est aussi pour eux que vous vous recueillez et c'est un honneur pour moi de le faire avec vous. Car votre recueillement nous grandit. Il fortifie cette humanité, cet amour, sans lesquels le monde menace toujours de revenir au désordre et à la barbarie. Chacun d'entre vous ici, vous êtes une conscience et une volonté.

 

Ce que nous dit le Tombeau des martyrs, ce que nous dit le Centre pour la Mémoire que vous avez érigé, c'est que rien ne peut venir à bout de l'esprit d'un peuple : ni la peur, ni la souffrance, ni le deuil. Les 642 habitants d'Oradour qui ont péri sous les balles et dans les flammes vivent en nous. Ils sont une âme et un coeur qui bat au rythme de l'histoire de notre pays. Parce que l'histoire d'un pays, ce sont les hommes, les femmes et les enfants qui l'ont aimé, qui ont vécu et souffert, et qui sont morts pour lui. Parce que l'identité d'un peuple, c'est une mémoire qu'on respecte et qu'on défend. Tous ici nous sommes de la même famille de France, tous ici nous sommes les voix des 642 martyrs d'Oradour.

 

Ce que vous nous enseignez, vous qui veillez à la mémoire de ce lieu, c'est qu'au-delà de la mort et de la destruction, il y a la volonté de l'homme, sa volonté de survivre, sa volonté de transmettre une expérience. Cet élan et cet humanisme, ils sont au coeur de l'histoire de cette région de résistance et de combat, ils sont une part essentielle de l'esprit de notre pays. Ce message, c'est l'autre visage d'Oradour, un visage qui nous éclaire et qui doit nous guider.

 

Alors aujourd'hui, comme à chaque fois que je reviens parmi vous, au-delà du deuil et du chagrin, ce qui me saisit, ce qui nous saisit tous c'est la force de l'espoir. L'espoir qu'incarne la nouvelle Oradour, pour laquelle il aura fallu beaucoup de persévérance : partout votre ville nous dit que la vie continue, qu'il faut relever la tête et ne jamais baisser les bras, ne serait-ce que pour honorer les morts.

 

L'espoir qui habite cette journée de commémoration c'est aussi celui qui anima le projet européen, né des cendres d'Oradour, des tranchées de la guerre et des camps d'extermination. Un projet fondé sur la paix entre des peuples qui n'avaient cessé de se déchirer. Un projet dont nous devons conserver le sens et la force, pour que notre continent ne connaisse plus jamais de tragédie semblable. On ne sort pas indemne de votre village, on en revient différent, quel que soit l'âge, quelle que soit l'origine. On prend conscience que la réconciliation n'est pas un vain mot : elle est un devoir, un devoir difficile, un devoir qui ne va pas de soi, mais qui rend possible une vie meilleure. Nous l'avons fait en France au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Nous l'avons fait en Europe. Nous avons mis de côté les haines pour construire un avenir commun. Rien n'était écrit. Il faut avoir connu des douleurs aussi profondes que les vôtres pour mesurer le chemin parcouru et espérer aller plus loin encore.

 

Nous Français, nous Européens, qui avons su construire la paix, restons conscients du rôle qui est le nôtre. Notre monde ne cesse de s'abandonner à la violence, notre siècle est né dans des images de violence qui n'ont pas fini de nous hanter. Qui posera les limites de ce qui n'est pas humain sinon la mémoire et la volonté ? Nous, Européens, qui avons connu Oradour, soyons les défenseurs acharnés d'une exigence d'humanité : il n'y a rien qui dépasse l'homme, il n'y a rien qui mérite davantage de respect que l'homme, et tout ce qui vit, tout ce qui souffre, tout ce qui rêve, tout ce qui pense en lui.

 

Les enfants nous l'ont récité tout a l'heure, « Oradour n'a plus de forme, Oradour n'a plus d'église ». Mais pour vous, comme pour moi, tout a commencé ici. La passion, l'engagement, l'amour de notre terre. J'avais sept ans, et depuis, votre village ne m'a jamais quitté. Je garde en moi « le bruit de ces petits sabots frappant la chaussée ».Je garde sur mon bureau le discours prononcé ici par le premier Préfet du Gouvernement provisoire de la République Française au lendemain du massacre. Je ne savais pas qu'un jour, j'aurais l'honneur devant vous de dire cette absence et cette douleur. Ici, nous entendons les promesses de vie qui ne pourront pas être tenues. Il revient à notre Nation, il revient à la France de tenir ces promesses pour eux, et de vivre, et de grandir dans la concorde et la fraternité. Oui, notre histoire et ses drames nous obligent. Ils nous obligent à la fraternité. C'est ce sentiment que j'éprouve et qui nous rassemble aujourd'hui.

 

Je vous remercie.