Allocution de M. Jacques Chirac, Président de la République, 16 juillet 1999

 

Madame la Ministre de la Culture et de la Communication,

Monsieur le Président du Conseil Général

Monsieur le Président de l'Association des Familles des Martyrs,

Monsieur le Maire d'Oradour-sur-Glane,

Mesdames et Messieurs,

 

Certains lieux c'est vrai conservent, intacts, leur pouvoir d'émotion, leur pouvoir de compassion au sens propre du mot compassion : "Souffrir avec". Certains lieux, malgré le temps qui passe, portent en eux de telles violences, de telles souffrances qu'ils vous prennent au cœur. Face à ces ruines, où résonnent encore des cris silencieux, c'est le recueillement qui s'impose, mais c'est aussi la réflexion, c'est le devoir de vigilance pour prévenir ce que l'homme peut accomplir contre l'homme.

 

Il y a onze ans les habitants d'Oradour-sur-Glane, et parmi eux ceux qui avaient découvert l'horreur, accompagnaient Marguerite Rouffanche, l'unique rescapée du massacre dans l'église, vers sa dernière demeure. Et tous se demandaient : " Après elle, après nous, qui se souviendra et comment ? ".

 

Qui se souviendra de ce 10 juin 1944, quand tout ici a basculé ? De cette journée qui avait commencé comme les autres, dans ce petit bourg du Limousin pareil à tant d'autres, un peu à l'écart des grandes routes et donc des fièvres de cet été 1944. Cette journée qu'ensoleillait toujours davantage l'espoir de la Libération.

 

A Oradour, comme partout, on savait que, depuis quatre jours, les Alliés avaient débarqué en Normandie. On savait aussi que les Allemands s'efforçaient de rejoindre le front, que la Résistance freinait leur progression et que l'occupant devenait chaque jour plus agressif et plus violent. La veille, à Tulle, 99 otages avaient été pendus, en représailles, aux arbres et aux balcons de la ville.

 

Parmi ces troupes qui remontaient vers le nord, il y avait la division blindée SS " Das Reich ". " Aujourd'hui, vous allez voir couler le sang ! " avaient promis les officiers à leurs hommes. Et le sang a coulé. L'horreur s'est déchaînée. Très vite. Froidement planifiée et avec cette sauvagerie mais aussi cette méticulosité, cette " science de la mort " qui furent, dans ces années noires, la marque des bourreaux.

 

" Science de la mort " quand on a rassemblé tous les habitants d'Oradour, parmi lesquels les enfants des écoles, dans le silence et dans le calme. " Science de la mort " quand on a séparé les femmes des hommes, quand on a laissé les plus jeunes des enfants rejoindre leurs mères. Cruauté de la mort quand on a mitraillé les hommes et achevé les blessés, dans les granges que l'on a ensuite incendiées. Barbarie et sauvagerie lorsqu'on a enfermé les femmes, avec les enfants et les bébés dans l'église, et qu'on y a mis le feu.

 

Pouvons-nous seulement imaginer ce qu'ont ressenti les victimes, leur terreur quand elles ont compris ? L'horreur et le chagrin de ces mères qui assistaient, impuissantes, à l'agonie de leurs enfants. Le plus jeune n'avait que huit jours.

 

Au même moment, les SS ratissaient la campagne, tuant dans les fermes, dans les hameaux, dans les champs. Enfin, ce fut l'incendie d'Oradour. Dans la pleine clarté de cet après-midi de juin et jusqu'à la nuit, on put voir se tordre au-dessus de la Glane les fumées et les flammes de l'enfer. Car si l'enfer a un nom, ce jour-là, il s'appelait Oradour-sur-Glane. Ce jour-là périrent 642 personnes dont 207 enfants. Oradour devint le " village sans enfants ".

 

Pour les habitants absents ce 10 juin, pour les familles, un long calvaire commençait. Il n'y a pas de mot pour dire ce que dut être la découverte de la tragédie. Ce que fut leur révolte. Combien violente fut la douleur de l'absence, une absence peuplée de cauchemars. La tuerie va les hanter comme elle va hanter tous ceux qui viendront.

 

Nous venons à notre tour de parcourir les ruines d'Oradour-sur-Glane. Le général de GAULLE, qui est venu ici à la Libération, avait souhaité que rien ne change, pour que vive à jamais le souvenir des victimes. Il savait que la tolérance, le respect sacré de la vie, la simple humanité ne vont pas de soi. Qu'il faut sans cesse montrer ce dont l'homme est capable quand il est pris par la folie meurtrière.

 

Même si, depuis, la vie a repris ses droits, même si l'on a bâti à côté un nouveau village, Oradour, dans son silence meurtri, avec sa blessure toujours béante, renvoie chacun à sa conscience.

 

La mémoire d'Oradour appartient à ceux qui ont souffert dans leur chair et dans leur âme. Mais elle appartient aussi à la mémoire collective.

 

C'est Oradour, inscrit sur la longue liste des horreurs perpétrées par les hommes. Tous les génocides de l'histoire, et d'abord, bien sûr, la Shoah. Tous les massacres des guerres de religion qu'illustre la Saint-Barthélémy. Toutes les villes et les villages martyrs si nombreux. Ces villages de Vendée sous la terreur. Guernica écrasée sous les bombes de la légion " condor ". Le ghetto de Varsovie et ce petit bourg près de Prague rayé de la carte par décision d'Himmler un jour de juin 1942.

 

C'est Sabra et Chatila. C'est Halabja en Irak, décimée par les gaz. C'est Kibuye et tous les villages assassinés du Rwanda.

 

C'est encore Srebenica, où des milliers de Bosniaques périrent au nom de la " purification ethnique ". C'est, parmi tant d'autres, le petit village d'Eperme Studime au Kosovo, où, il y a quelques semaines, le 2 mai dernier, eut lieu un atroce et terrible carnage. Là aussi, les bourreaux n'ont pas fait de distinction entre les hommes, les femmes et les enfants.

 

Oradour et tous les martyrs nous rappellent que la barbarie est de tous les pays et de tous les temps. Que la tolérance et le respect élémentaire de la vie et de la dignité sont un combat jamais achevé. Que nous devons nous garder de cette folie dont l'homme demeure capable. Que nous devons rester vigilants pour que l'homme s'interdise l'inhumain.

 

L'Europe n'a pas de signification plus haute que d'être le contraire de ce qui s'est passé à Oradour, en incarnant un rêve de paix et un idéal humaniste.

 

Parce que le projet européen plonge ses racines dans le refus de la barbarie et de la guerre, des hommes d'État visionnaires, au premier rang desquels le général de Gaulle et le chancelier Adenauer, ont fait le choix de la réconciliation, qui n'est pas celui de l'oubli mais de la mémoire assumée.

 

Ce choix, cette volonté sont d'aujourd'hui comme d'hier. C'est aussi ce choix de mémoire réconciliée dont témoigne la présence ici d'enfants d'Alsace et d'élus alsaciens à côté d'enfants d'Oradour et d'élus limousins.

 

C'est parce que nous portons en nous ce rêve de paix et d'unité, qu'il y a dix ans, après la chute du Mur de Berlin, nous avons invité à nous rejoindre cette autre Europe restée si longtemps séparée de nous.

 

C'est parce que nous portons en nous une certaine idée de l'homme, de ses droits, de sa liberté, de sa dignité, que nous avons décidé d'intervenir dans l'Ex- Yougoslavie, hier en Bosnie, aujourd'hui au Kosovo.

 

Le message est clair. Nous ne laisserons pas des dictateurs, et d'abord en Europe, offenser cette idée de l'homme et imposer leur loi. Quand ils le feront, ils devront être châtiés.

En 1945, le Tribunal international de Nuremberg jugeait les nazis coupables de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Pour punir les crimes commis au Rwanda et dans l'Ex-Yougoslavie, d'autres tribunaux, sous l'égide des Nations Unies, ont vu le jour avec l'aide de la France qui leur apporte un concours quotidien.

 

Mais il fallait aller plus loin, afin qu'une épée de Damoclès menace en permanence les assassins qui se croient au-dessus des lois humaines. Cette épée nous l'avons créée. C'est la Cour pénale internationale qui vient d'entrer dans les institutions du monde.

 

La communauté des nations a la volonté de s'en servir, dès son installation. Un message sans ambiguïté est désormais adressé aux dirigeants du monde entier qui croient pouvoir tout faire en s'abritant derrière la souveraineté des États. Et je salue la décision du Tribunal pénal international de La Haye qui, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, a inculpé un chef d'État en exercice pour crimes contre l'humanité.

 

Oui, un nouvel ordre s'installe peu à peu, pour lequel la dignité des hommes est sacrée. Ce nouvel ordre sera fondé sur l'exigence éthique.

 

Le XXe siècle a vu, dans le domaine des sciences et des techniques, des évolutions et des révolutions spectaculaires, des accélérations foudroyantes, au point de susciter une interrogation de fond sur les risques que fait courir l'homme à l'homme s'il cède à des tentations de démiurge.

 

Mais le XXe siècle a été aussi celui des atrocités. Il a vu la guerre la plus meurtrière de l'humanité, celle de 1914-1918. Il a vu l'horreur indépassable de l'holocauste. Il a vu Hiroshima, Nagasaki et le déchaînement du feu nucléaire. Il a vu coexister la modernité la plus anticipatrice et la barbarie la plus primitive.

 

C'est parce que le XXe siècle a été à ce point contrasté, avec une capacité de créer sans limite et une capacité de détruire, elle-aussi sans limite, que le XXIe siècle, tirant toutes les leçons du passé, sera le siècle de l'éthique. Je l'espère et je le crois.

 

L'éthique, c'est se donner des lois et se fixer des frontières pour être plus libre et plus digne de sa qualité d'homme. C'est apprécier tout progrès, toute découverte, à l'aune de la préoccupation de l'homme, de la volonté de préserver sa vie, son environnement, mais aussi sa liberté et sa dignité. C'est défendre les Droits de l'homme, sans concession, partout où ils sont menacés.

 

Cette exigence éthique, cet ordre naissant doivent beaucoup aux lieux de mémoire comme Oradour-sur-Glane, avec son Centre de la mémoire dont il faut féliciter les initiateurs et les réalisateurs. Ces temples du souvenir qui montrent ce que peut inventer l'être humain quand il est en proie au fanatisme, au rejet de l'autre, aux forces de haine et de mort.

 

Ces lieux chargés d'émotion appellent à une mobilisation morale, à une vigilance politique, à un engagement fort au service de l'homme. Ils rappellent que l'avenir appartient à ceux qui ont la volonté de le construire et non de le subir, c'est ce qu'ici on ressent. Je vous remercie.